Adaptation
« Il faut changer nos systèmes d’élevage et vite apprendre à vivre avec le loup »
Auvergne-Rhône-Alpes
Depuis le retour du loup en France en 1992, les éleveurs doivent composer avec des attaques plus récurrentes sur leurs troupeaux. Jusqu’alors, le loup se contentait de petit bétail : moutons et chèvres étaient des proies faciles. Mais ce mardi 14 mars aux environs de Grenoble (Isère), un éleveur retrouve une de ses vaches, morte, dans des circonstances suspectes.

À l’aide d’un bistouri aiguisé, l’agent de l’Office français de la biodiversité (OFB) ouvre le cou du cadavre de 800 kilos. La vache a été retrouvée picorée par les corbeaux la nuit dernière dans son enclos, aux alentours de Grenoble.

Ce mardi après-midi, c’est Pascal Begon, chef de la brigade Sud-Isère de l’OFB qui s’occupe du constat. À quelques mètres de sa ferme située à Jarrie, l’éleveur Mickaël Tracol attend de savoir si un loup a bel et bien attaqué sa vache, désormais la chair à vif.

Pascal Begon est à la recherche d’hématomes, une manière de prouver qu’un loup est à l’origine de la mort de l’herbivore. « Les attaques de loup sur des bovins sont assez récentes. Avant, ces prédateurs se contentaient de plus petit bétail », explique-t-il. En France, les troupeaux de vache bénéficient encore de peu de dispositifs de protection. Les moutons et les chèvres peuvent quant à eux être protégés par des chiens et des barrières efficaces.

 Pascal Begon (au centre), chef de la brigade Sud-Isère de l’Office français de la biodiversité (OFB), photographie une vache de 800 kg, probablement tuée par un loup, appartenant à Mickaël Tracol (à gauche). À droite, un confrère journaliste enregistre la scène. (Jarrie, 14 mars 2023). Photo : Ophélie Barbier

Mickaël Tracol a passé la matinée à réunir ses vaches, éparpillées dans les alentours de son exploitation, après une probable frayeur générale. À son quotidien d’éleveur de 193 bovins risque de s’ajouter une nouvelle difficulté : cohabiter avec le loup.

« Sa prédation et les conséquences qui en découlent, moi, je n’en ai pas voulu », soupire-t-il, le regard tourné vers le veau de quatre jours dont la mère vient de mourir. Et de regretter : « face au phénomène du loup, les éleveurs de bovins sont sans protection et ne sont pas soutenus. » 

Les attaques sur des vaches sont complexes à reconnaître, car le loup n’a pas de force suffisante dans la mâchoire pour percer la peau d’un bovin. Pascal Begon procède alors à un constat de prédation en auscultant l’animal, ce qui déterminera le coupable : le loup ou des aléas inconnus. De cette conclusion dépendra l’indemnisation de l’éleveur.

Les chiens de protection, des sentinelles indispensables

Dans la commune de Beaufort-sur-Gervanne, Elisabeth Moreau est éleveuse depuis 2012. Avec son compagnon Sébastien Bos, tous les deux élèvent plus de deux mille moutons dans la Drôme. Pour protéger leur bétail, ils ont adopté des chiens de protection en 2018, après avoir surpris un loup en train d’attaquer un de leurs ânes qui broutait.

Elisabeth Moreau, éleveuse, a abandonné le marketing et le conseil financier à Paris en 2012. Depuis, elle vit de ses passions : les animaux et la nature (Beaufort-sur-Gervanne, 14 mars 2023). Photo : Ophélie Barbier 

Depuis, le couple d’éleveurs possède trente chiens, qui entourent le troupeau et réagissent en cas d’intrusion ou d’attaque. Pour Elisabeth Moreau, peu importe le nombre de loups présents sur le territoire, le besoin est le même : s’adapter à sa présence.

« Le loup nous observe en permanence et attend la moindre faille. Alors, nous avons un seuil de tolérance d’attaques, on arrive quand même à cohabiter », explique cette ancienne conseillère financière. Mais une chose est sûre : « Si on ne met pas de chiens de protection, on a une attaque », s’exclame Elisabeth Moreau, en caressant son chien Clifford, un Mâtin espagnol d’un mètre de haut.

Aux abords de la route, la bergerie du couple est protégée par ces gardes du corps canins. Mais ils représentent aussi une lourde charge de travail. « Parfois, cela nous demande plus de boulot qu’avec les moutons, mais ce sont nos collègues et sans eux, on n’est plus là, ils protègent beaucoup mieux le troupeau que nous », conclut l’éleveuse, fière de sa colonie.

« L’ennemi, ce n’est pas le loup » 

« Dorénavant, il faut changer notre manière de travailler, nos systèmes d’élevage et vite apprendre à vivre avec le loup », abonde Yves Lachenal, éleveur de 80 chèvres dans les Bauges (Haute-Savoie), à Seythenex. Il exerce ce métier depuis 37 ans et forme des éleveurs à l’adoption de chiens de protection.

Depuis 2006, la population des loups se densifie dans le massif montagneux. Jusqu’à présent, on estimait qu’il y avait 40 individus en Haute-Savoie. Après un nouveau comptage, validé en 2023 par l’Office français de la biodiversité (OFB), ils seraient entre 85 à 100 loups, explique France 3 Rhône-Alpes.

Yves Lachenal élève quatre-vingts chèvres dans une petite exploitation. Il y a dix-huit ans, l’amoureux de la nature a pris les devants et a adopté des chiens de protection avant l’arrivée du loup dans les Bauges. Photo : Ophélie Barbier 

Et pour protéger son bétail, Yves Lachenal a décidé il y a 18 ans d’adopter trois chiens de protection, à 500 euros chacun. Désormais, des aides financières de l’État peuvent couvrir à 80% l’achat d’un chien, si l’éleveur possède au moins 25 animaux.

Yves Lachenal a préféré anticiper assez tôt l’arrivée du loup dans ses contrées, pour protéger ses chèvres dès 2004. À l’époque, aucun éleveur ne possédait de canidé de défense. « Il faut arrêter de rêver, les loups sont là et resteront là », dit-il avant de dénoncer le manque d’anticipation des autorités face à la gestion du loup, réaperçu pour la première fois en 1992.

L’éleveur des Bauges caresse l’un de ses chiens de protection, parqué avec ses chèvres. Selon lui, pour qu’un chien de protection soit efficace, l’attachement et la fixation au troupeau est indispensable, et ce, dès le plus jeune âge du chien (Seythenex, 16 mars 2023).
Photo : Ophélie Barbier 

« Au lieu de dire aux éleveurs de se préparer, les autorités jouaient l’omerta, déplore-t-il, on aurait dû prévenir les éleveurs, les former et les informer sur les chiens de protection. » Alors pour lui, l’ennemi, « ce n’est pas le loup, mais la gestion du loup », notamment face au manque d’informations dont disposent les éleveurs, parfois démunis.

Mettre tous les acteurs autour de la table

Dans le Parc naturel régional du Vercors, une dizaine de meutes sont installées, selon les chiffres de l’OFB. En 2018, le parc a élaboré un plan d’action « loup et territoire », dont le but est de rassembler tous les acteurs du Vercors, touchés de près ou de loin par la présence du prédateur.

Grâce à ce projet pionnier, éleveurs, agriculteurs, chasseurs, naturalistes, élus… se sont assis autour de la même table. Face à cette question, très polémique et politique, ce plan d’action reste une exception.

Des animations axées sur la communication, la sensibilisation et la connaissance du loup permettent depuis quatre ans aux acteurs du parc d’échanger et, pour certains, de se reparler.

Par exemple, ces assemblées ont permis la rédaction d’un document explicatif sur la présence des chiens de protection sur le territoire, accessible à tous, dont les touristes. D’une même voix, les auteurs de ce « récit commun » racontent pourquoi la coexistence entre les habitués du coin et les chiens de protection face au loup est nécessaire.

Un chien de protection surveille les moutons d’Elisabeth Moreau et de Sébastien Bos, dans la Drôme. Si un loup approche, le chien effectue son travail : défendre face à l’intrus (Beaufort-sur-Gervanne, 14 mars 2023). Photo : Ophélie Barbier

Assise sur un banc en bois devant la maison du Parc à Lans-en-Vercors, Manon Chevalier, chargée de mission biodiversité dans le parc du Vercors, nuance : ce plan, dont elle est pourtant l’initiatrice, n’est pas une solution miracle. « Mais le fait que chacun arrive à s’entendre, cela fait évoluer positivement les choses et permet aux éleveurs de se rendre compte qu’ils ne sont pas seuls. » 

Le parc a récemment été contacté par d’autres entités similaires, comme le parc du Limousin, qui cherchent à anticiper au mieux l’arrivée du loup sur leurs territoires. Car peu à peu, les fronts de colonisation du prédateur s’élargissent.

Aujourd’hui, il atteint la ville de Marseille, la région bretonne ou encore le Jura. Et les chèvres, moutons et vaches ne sont plus les seuls à être attaqués. « Dans les Baronnies, en Drôme provençale, il y a eu des attaques de loup sur chevaux », confie la chargée de mission du Vercors, où « une expérimentation autour de la protection des équidés par les chiens va être lancée. »

Figure consacrée de l’imaginaire collectif, le loup déchaîne les passions. Mais pour Yves Lachenal, les seuls à être directement impactés par son retour sont les éleveurs, qui doivent adapter leur façon de travailler et qui parfois, perdent de l’argent. L’éleveur de chèvres est persuadé qu’une cohabitation apaisée avec le prédateur est possible. Mais pour cela, « Il faut que la protection des troupeaux devienne un problème de société. »

Making of

Les récits de Mickaël Tracol, Elisabeth Moreau et Yves Lachenal, associés à celui de Manon Chevalier, permettent d’aborder trois thématiques dans la protection du loup : l’adaptation, l’anticipation et la communication, toutes trois nécessaires pour cohabiter avec le prédateur.

La question du loup en France est très polémique et devient rapidement politique. Alors pour réaliser les deux reportages sur la cohabitation avec le loup, nous avons fait en sorte de nous adresser à des personnes « de l’entre-deux », qui font à la fois le constat que le prédateur est une problématique pour certains, que les éleveurs doivent changer leurs manières de travailler, mais que des solutions sont possibles.

Nous avons pris soin de choisir trois éleveurs aux tailles de troupeaux différentes : l’un aux 193 bovins, l’un aux quatre-vingts chèvres et l’une aux deux-mille moutons. Car les impacts du loup peuvent être différents selon le type d’exploitation et la manière de faire de l’élevage.