Entraide
« Ils pensent qu’on couche tous ensemble » : la cohabitation écolo intrigue
Paris / Beaujolais (Rhône)
Perdus à la campagne ou en pleine capitale, ils ont choisi de partager le même toit pour réduire leur impact sur la planète. Quelles sont leurs idées et dans quelle mesure y parviennent-ils ? Reportage auprès de la Coloc Aubergine et de la ferme du Suchel.

Dans leur appartement spacieux du XIIe arrondissement de Paris, Samuel, Laura, Camille, Juliette, Typhaine et Pau forment la « Coloc Aubergine » depuis six ans. Ensemble, ces six trentenaires venus de France, d’Italie ou de Colombie ont fondé en 2017 une « éco-colocation » en accord avec leurs préoccupations écologiques. 

« Pourquoi Aubergine ? Parce que pour nous, la base de la nourriture, ce sont les légumes. Et pour l’idée de l’auberge espagnole », explique Samuel, flûtiste de 29 ans.

Ces écolos convaincus travaillent dans des secteurs divers et se partagent un grand appartement de 130m², meublé « en récup ». Et, alors que l’espace dispose de trois chambres, cinq d’entre eux ont choisi de dormir dans la même pièce, appelée ici « le dortoir ». Le but ? Économiser de l’espace, mais aussi du chauffage. Pau a pour sa part préféré garder une pièce pour lui, en versant un loyer légèrement supérieur. Quant à la troisième chambre, c’est la « love room », dont chacun peut bénéficier à tour de rôle pour ses moments d’intimité.

Laura et Samuel de la Coloc Aubergine, sur le tatamis 100% récup’ bricolé par Samuel,
qui fait office de salon – salle à manger @Capucine Lazaro
Le « Dortoir », fabriqué par Samuel,
où dorment cinq des membres de la Coloc Aubergine @Capucine Lazaro

Souvent, les colocs nourrissent le rêve d’acquérir un éco-lieu, loin de la frénésie parisienne. Leurs professions de musicien, chercheuse, comédienne ou encore graphiste, tiraillent leur rapport à la ville, « Il y a beaucoup d’offres, beaucoup de facilité à vivre ici, mais d’un autre côté, le rythme est effréné et il y a beaucoup de pollution », nuance Laura.

Près de Lyon, quatre couples et leurs enfants ont franchi le pas. Perchée dans une petite vallée du Beaujolais vert dans le Rhône, la ferme du Suchel compte une vingtaine d’habitants. Dans cette vieille bâtisse rénovée de 600m², chaque famille possède son appartement privé et 100m² sont dédiés à des espaces communs.

L’Oasis de la ferme du Suchel, nichée dans une vallée du Beaujolais Vert, près de Lyon @Alexandre Maccaud
Des habitants de la ferme du Suchel partagent le repas du midi
avant de se remettre au travail @Capucine Lazaro

Après dix ans de travaux gigantesques, ces familles y ont créé une véritable « microsociété résiliente », comme l’a défini Alexandre Maccaud, 33 ans, écologue et co-fondateur de « l’Oasis du Suchel ». 

À ces deux échelles bien différentes, les cohabitants se démènent pour vivre « écolo ». En ville, la Coloc Aubergine va chercher toutes les semaines un panier de légumes à une association pour le maintien de l’agriculture paysanne (l’Amap). Les colocs préparent aussi des bocaux fermentés et achètent leurs denrées en vrac. À la ferme du Suchel, les habitants exploitent leurs 27 hectares de terrain en permaculture. Ils produisent ainsi leurs propres fruits et légumes. La production des serres maraîchères situées en contrebas des habitations est destinée au village voisin, Valsonne, afin de participer à la vie du territoire. « Le maire nous a appuyés sur les démarches administratives et nous attendait aussi au tournant pour qu’on apporte des légumes au marché du village qu’il avait envie de développer », précise Alexandre. 

Ecolo à quel prix ?

S’ils s’y retrouvent sur le plan des valeurs, ces habitants d’un nouveau style y gagnent-ils financièrement par rapport à une vie en solo ? Malgré leur chambre partagée, les membres de la Coloc Aubergine paient un loyer de 3500 euros. « On l’a divisé d’une façon assez équitable vis-à-vis des ressources de chacun », explique Samuel. Il faut aussi compter les 23 euros du panier Amap chaque semaine et les courses d’appoint. 

Du côté de la ferme, c’est un tout autre budget. Pour financer l’achat et la rénovation de la bâtisse avec des matériaux écologiques, les habitants ont créé une SCI et déboursé un million d’euros. « Après, la vie sur place ne coûte plus rien car les bâtiments sont super bien isolés et tout est mutualisé », précise Alexandre. 

« La communication, c’est la clé »

Une fois le lieu déniché et le budget débloqué, comment cohabiter au mieux ? « La communication, c’est la clé », lance Laura, 30 ans, animatrice socio-culturelle. A la Coloc Aubergine, on discute tous les jours lors du repas des gestes écolos et des problématiques de la vie collective. Cependant, rien n’est imposé, « On n’aime pas trop les règles, on est un peu anarchistes », s’amuse la jeune Colombienne. L’idée est plutôt de changer ses habitudes à son rythme.

A la ferme du Suchel, c’est plus formel. « On est une sociocratie », explique Alexandre. Une fois par semaine, les habitants se réunissent pour discuter des projets à venir et des problèmes à régler. Une fois par mois, une autre réunion est organisée pour réfléchir sur des questions de fond, comme l’éducation des enfants, le temps investi par chacun ou l’idée de remplacer les échanges économiques par du troc ou du don.

Dans la cuisine commune de la ferme du Suchel, on trouve plusieurs affiches listant les règles
et « points à débattre » pour les cohabitants @Capucine Lazaro

Car au-delà de l’écologie, ce mode de vie engage une réflexion sur le collectif. Laura, de la coloc Aubergine, explique son « écosophie »: « C’est une conception du vivant, comme quelque chose qui marche parce que tout est connecté. On va être super engagés aussi au niveau de l’antiracisme, du féminisme, de toute la lutte queer. On va imaginer un espace vraiment inclusif. Et ça, c’est profondément écologique parce que ça implique que t’es pas juste en train de faire les trucs pour toi ».

Passoires énergétiques, voitures et mixité

Avec les avantages d’un tel mode de vie, vient son lot de difficultés et de limites.  « L’appart est une passoire énergétique », se désole Samuel de la coloc citadine. La faute aux grandes baies vitrées que compte l’appartement. Les habitants qui travaillent tous en ville ont eu du mal à trouver ce logement et sont conscients de ce compromis énergétique. 

Les six membres de la Coloc Aubergine partagent un appartement de 130m2
dans le XIIe arrondissement de Paris @Capucine Lazaro

A la ferme du Suchel, « actuellement, on doit être à quasiment une voiture par adulte, c’est beaucoup trop, on essaie de réfléchir à une façon de mutualiser nos déplacements, raconte Alexandre, mais il faut bien emmener les enfants à l’école ». 

Autre faille, la mixité sociale. Quand à la Coloc Aubergine, on se veut inclusif avec six membres de nationalités, moyens ou encore sexualités différents, à la ferme, on pêche un peu. « On ne voulait pas se retrouver entre ‘bobos lyonnais’, c’est de la grosse caricature, mais c’est vrai qu’il y a un peu de ça », explique Alexandre.

Alexandre Maccaud, 33 ans, écologue et co-fondateur de « l’Oasis du Suchel »

Faire face aux préjugés

D’autres éco-cohabitations fleurissent un peu partout en France, et chacune à son échelle. Sur Facebook, le groupe « Eco-colocation », à destination de qui cherche ou propose une coloc écolo, compte près de 30 000 membres. On y trouve des apparts en ville, des éco-lieux avec des yourtes, des potagers ou encore des ‘tiny houses’ ». 

Ces groupes sur les réseaux sociaux sont un bon moyen de découvrir ces modes de vie peu communs qui en font jaser plus d’un. A la table de la ferme, on s’amuse des préjugés. « Les gens croient qu’on couche tous ensemble, lance Julie, c’est vrai qu’on n’est jamais les mêmes à aller chercher les enfants à l’école ! » Pour déconstruire les préjugés et « montrer qu’on n’est pas une secte », chaque année, l’Oasis du Suchel organise des portes ouvertes, conviant futurs membres ou simples curieux à venir découvrir ce mode de vie. Les prochaines auront lieu le 14 mai 2023

À la Coloc Aubergine, on organise des concerts, écolos bien sûr : « On est très attentifs à ce que les gens ne ramènent pas de déchets, cuisinent eux-mêmes les trucs, l’appart est aussi non-fumeur », explique fièrement Laura. 

Eux aussi font face aux fantasmes, notamment à propos de la fameuse « love room », une pièce disponible pour « toutes formes d’amour ». « Ça crée toujours un petit rire », s’amuse Laura, suivie par Samuel : « ils s’imaginent qu’on est tous amoureux les uns des autres. Ce qui est un peu vrai…mais on ne fait pas l’amour tous ensemble ! »