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Dans les pas du loup, des massifs à la ville
Isère / Savoie
Dans le cadre du suivi hivernal de novembre à mars, l’Office français de la biodiversité collecte les indices du passage du grand prédateur. Le canidé est aujourd’hui présent du haut des montagnes jusqu’aux portes des villes, suscitant tensions et colères de la part des éleveurs et chasseurs.

À l’heure où les premiers rayons de soleil s’élèvent au-dessus de la vallée de la Maurienne (Savoie), la brigade « grands prédateurs terrestres » inspecte les sentiers enneigés à 1 600 mètres d’altitude. Ce jeudi 16 mars, cela fait deux jours qu’une dizaine d’agents écument la vallée, par binôme, à la recherche d’indices laissés par le loup dans la neige.

Cette unité spéciale de l’Office français de la biodiversité (OFB), organisme étatique chargé du suivi des espèces protégées comme le loup gris, est appelée en renfort lors de la période du suivi hivernal, du 1er novembre au 31 mars. Ces agents sont également chargés des tirs de protection des troupeaux par dérogations préfectorales, leur identité est donc tenue secrète pour éviter les pressions des militants pro et anti loups.

Au départ de l’expédition, alors que le thermomètre dépasse déjà les 10°C, le chef de la brigade remarque des « coulées » sur le versant d’en face. « 48 heures après la chute de neige, ce sont les conditions idéales pour trouver des traces : les animaux ont eu le temps de se déplacer sans que les empreintes soient trop vieilles », explique-t-il. Mais le soleil, le redoux des températures et la neige fraîche, pas encore compacte, sont autant de conditions propices aux avalanches dont doivent se méfier ces agents. 

Dans la vallée de la Maurienne, la brigade « grands prédateurs » de l’OFB prospecte dans la neige à l’affût de traces laissées par les loups, jeudi 16 mars. (Photo : Théo Mouraby)

Au fur et à mesure que ces montagnards expérimentés s’éloignent des habitations, les traces d’animaux domestiques ou d’humains se font plus rares. La veille, un autre binôme a suivi la piste d’une meute de trois à quatre loups sur un massif voisin, signe que le prédateur est bien présent dans cette zone reculée de Savoie. D’ailleurs, les premières traces de son passage sur ce chemin de randonnée enneigé ne tardent pas à apparaître. 

« Là, il y a deux loups »

Après une vingtaine de minutes de marche, les agents s’arrêtent devant une série d’empreintes anodines pour l’œil inexpérimenté. Deux pas se suivent dans la neige, comme si un animal à deux pattes était passé par là. « Là, il y a deux loups », déclarent-ils sans l’ombre d’un doute. « Ici, les empreintes se superposent, ce qui est caractéristique. Quand ils marchent dans la neige, pour économiser leur énergie, ils se suivent en file indienne et leur patte arrière vient marcher dans la trace de celle de devant », expliquent-ils. 

Empreintes laissées par deux loups dans la neige, jeudi 16 mars, près d’Albiez-Montrond (Savoie). (Photo : Théo Mouraby)

Le nombre de loups peut être alors plus difficile à déterminer. Un individu isolé ? Un couple ? Une meute de trois ? Pour s’en assurer, les agents suivent la piste. Très vite, ils parviennent à confirmer que ces marques sont celles d’un duo. « Le loup est un animal très malin, il ne va pas se fatiguer. Pour chasser, il emprunte les sentiers tracés par l’homme. En longeant le vide, il a toute la visibilité pour voir ce qui se passe en dessous. »

À cette période de l’année et avec la neige, il n’évolue pas non plus au sommet de la montagne comme on pourrait le croire : « Il ne se gênera pas pour chasser à 100 mètres des habitations si c’est là que sont ses proies », explique le chef de brigade.

En plus des empreintes, les agents sont en quête de matériel génétique : excréments, poils, urine ou sang. Ces échantillons, une fois analysés en laboratoire, permettent d’établir le profil génétique de chaque individu et d’inscrire de nouveaux loups dans une base de données. 

Après avoir suivi la piste des deux spécimens pendant près de 2 kilomètres, parfois dans 30 à 40 centimètres de neige, les agents sont capables d’identifier les moindres gestes du prédateur sur son parcours. Ils ont aussi collecté de l’urine et une déjection – plus grosse que celle d’un chien et contenant des fragments d’os et de poils de ses proies. Le même jour, un autre binôme a suivi la piste de quatre loups un peu plus loin.

Un prédateur vu « au fond des jardins »

Ces données récoltées viennent s’ajouter à celles de l’ensemble du réseau Loup-Lynx, coordonné par l’OFB. Celui-ci compte presque 5 000 « correspondants loups » partout en France, formés pour pister et récolter des indices de présence. L’ensemble de ces informations permet de déterminer l’évolution de la population et de donner une estimation de leur nombre, à la sortie de l’hiver, avant la phase de reproduction. 

Les agents de l’unité grand prédateur à la fin de leur matinée de pistage, jeudi 16 mars, dans la vallée de la Maurienne (Savoie). (Photo : Théo Mouraby)

Ce chiffre détermine le quota de loups à abattre dans l’année au niveau national (entre 17% et 19% de la population estimée). En juin 2022, 921 loups ont été détectés sur le territoire. Parmi eux, 169 ont été abattus sur autorisation de l’État suite à des attaques répétées sur des troupeaux. Cette année-là, le seuil maximal autorisé avait été fixé à 174. 

Car le loup reste un prédateur, revenu de lui-même en France en 1992, après avoir été exterminé dans les années 1930. S’il a un rôle bénéfique de régulation de la faune sauvage, notamment de la population de cerfs, il s’attaque aussi aux troupeaux des éleveurs, engendrant pertes économiques et colère. D’autant plus qu’il s’adapte rapidement : depuis peu, ses proies ne sont plus uniquement brebis et moutons, mais aussi du bétail plus gros et moins bien protégé comme les vaches. 

« Avant, le loup était en haut dans la montagne, donc les gens ne se sentaient pas concernés. Mais maintenant, il est descendu d’un ou deux étages », observe Pascal Begon, responsable de la brigade Sud-Isère de l’OFB. Ce mardi après-midi, le fonctionnaire a été appelé pour « un constat de prédation » dans la commune de Jarrie, à 10 minutes de Grenoble. 

Pascal Begon, chef de brigade Sud-Isère à l’OFB, mardi 14 mars à Jarrie (Isère).

Il doit déterminer si une vache de 800 kilos, retrouvée sur le flanc, est morte à la suite d’une attaque de loup. « On est en zone de présence permanente ici », poursuit Pascal Begon, en désignant les habitations alentours où le loup laisse désormais des traces de son passage : « On a eu pas mal d’observations au fond des jardins, ça passait, ça naviguait. » Si le canidé n’est pas partout aussi présent qu’en Isère, qui compte 20 à 25 meutes, il a été vu dans les plaines, jusqu’en Bretagne, et aux portes de villes comme Marseille ou Paris.

Au terme du constat, et après le dépeçage de la vache, les traces de crocs sont difficiles à identifier car le cuir des bovins est très résistant. Mais l’emplacement de plusieurs gros hématomes, sous le cou, et l’affolement dans lequel l’éleveur a retrouvé ses bêtes semble bien porter la marque du grand prédateur. « Les attaques sur troupeaux sont un gros indicateur » pour le suivi de l’espèce, indique Pascal Begon. 

300 000 euros pour recompter en Haute-Savoie

Mais les estimations de l’OFB sont souvent critiquées par les syndicats de la chasse et de l’élevage. Ils pensent que le nombre serait largement sous-estimé, comme le rapportait Le Monde au printemps dernier. Dans cette bataille des chiffres, certains s’organisent pour recompter la population lupine. 

C’est le cas en Haute-Savoie, où le conseil départemental a investi près de 300 000 euros pour mettre en place, en lien avec la fédération de chasse et les syndicats agricoles, un vaste dispositif de pièges photos en 2022, comme l’a révélé le Dauphiné Libéré le 6 mars.

De 30 à 45 canidés recensés sur le département jusqu’ici, il font état de 85 à 100 loups selon ce nouveau comptage, « réalisé en accord et en complément avec l’OFB », assure Martial Saddier, président du conseil départemental, joint par téléphone. « L’objectif était de mettre tous les acteurs d’accord sur le nombre de loups en Haute-Savoie, poursuit l’ancien député Les Républicains. Maintenant, il faut appliquer le prélèvement. » Soit, selon lui, augmenter le nombre de loups à abattre. 

À l’OFB, on salue « ce travail qui a permis de collecter de la donnée et de mieux documenter le suivi en Haute-Savoie », estime Florie Bazireau, coordinatrice du réseau loup-lynx en Auvergne-Rhône-Alpes. L’organisme n’a pas pour autant reconnu officiellement les chiffres. Il communiquera son estimation nationale de la population lupine, au terme de la période de suivi hivernal, en juin, comme chaque année. 

Un animal discret

Ce suivi s’avère difficile et chronophage pour Brice Palhec, garde du parc naturel du Vercors, à cheval entre la Drôme et l’Isère. « Ces données sont difficiles à obtenir : le loup est très discret et l’effectif des meutes est variable au cours de l’année », explique cet ancien berger qui en recense deux dans les environs. 

Brice Palhec, garde du parc naturel du Vercors, mardi 14 mars, à Gigors-et-Lozeron (Drôme).

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Mais surtout pour lui, le chiffre ne fait pas tout : « On essaye de comprendre le comportement plus que le nombre. S’il n’y en a que trois, mais qu’ils attaquent régulièrement les troupeaux, ce n’est pas pareil que s’il y a une meute de dix qui ne touche pas aux brebis. » Un groupe plus nombreux va, par exemple, avoir plus de chances face à des cerfs qu’un loup solitaire qui va se reporter sur le bétail.  Or, pour aider les éleveurs à mieux se protéger, souligne Brice Palhec, tout l’enjeu reste de « mieux connaître l’espèce ».

Making of

Le loup étant une espèce protégée, seule une dérogation préfectorale peut autoriser l’abatage d’un individu, par les autorités compétentes, suite à plusieurs attaques sur un troupeau.

 

Les agents de la brigade « grand prédateurs terrestres » de l’OFB, rencontrés dans ce reportage, peuvent être mobilisés pour effectuer ces « tirs de prélèvement ». À ce titre, leur identité est strictement confidentielle pour écarter les risques de pression et menaces. C’était la condition sine qua non pour les accompagner sur le terrain.

 

Dans le cadre du suivi hivernal, permettant le recensement national du canidé à la sortie de l’hiver, les agents sont tributaires de la météo : sans neige, pas de traces visibles. Une chute de neige a eu lieu 48 heures avant ce reportage, formant « des conditions idéales » pour le pistage. De fait, les pisteurs de l’OFB ont à la fois trouvé empreintes et du matériel génétique ce jour-là, ce qui n’est pas le cas à chaque sortie.