Friction
Sur la Côte d’Opale, les mondes parallèles de la crise migratoire
Hauts-de-France
Des premières plages du Nord à la baie de Somme, tout le littoral des Hauts-de-France est touché par la crise migratoire. Calais n’est plus l’épicentre de la crise. Entre les pouvoirs publics, les habitants et les exilés, la cohabitation demeure illusoire.

La brume hivernale se dissipe pour laisser place à un lever de soleil ocre, éclairant la plage déserte. La marée haute, avec un coefficient de 49, dépose une fine couche d’écume sur le sable. Le bruit rythmé du roulement des vagues de la mer du Nord anime le sentier dunaire de La Flaque aux Oies à Oye-Plage. Ce décor de carte postale occulte un drame humain inexorable le long de la Côte-d’Opale.

Les plages du Nord, point de départ des exilés vers l’Angleterre (Photo Zack Ajili / CFJ)

Trente-trois petits kilomètres seulement

Volant à basse altitude, un avion bimoteur vient perturber le calme ambiant. Les applications  Flight Radar ou ADS-Exchange permettent de l’identifier rapidement l’aéronef dont les lumières rouge et verte scintillent dans le ciel.

Il s’agit d’un Domier 328 immatriculé PH-EAE et sa feuille de route est singulière. Dépêché par Frontex, l’agence des gardes-frontières et gardes-côtes européens, cet avion néerlandais effectue des rondes de surveillance en survolant le littoral. Il a décollé de l’aéroport de Lille-Lesquin en milieu de nuit et patrouille de la baie de Somme jusqu’à Zeebrugge en Belgique, en passant bien évidemment par Calais et Dunkerque.

Les autorités européennes affichent un objectif clair: lutter encore plus contre les traversées illégales de migrants et par la même occasion, mettre en application la politique « zéro point de fixation ».

Le but de cette stratégie sécuritaire de dissuasion est d’empêcher les exilés de se regrouper et de s’installer durablement sur le territoire. Cette manœuvre de politique intérieure, qui invisibilise toujours plus les exilés, a été lancée par Bernard Cazeneuve et renforcée par Emmanuel Macron et son ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin.

« C’est comme ça tous les jours depuis plus d’un an, s’exclame Daniel qui tient difficilement son chien en laisse, un boxer à la robe tigrée. On entend les avions surtout au lever et au coucher du soleil. Ce sont des horaires stratégiques pour les départs ». Les plages du Nord offrent ce contraste marqué : lieu de promenade des habitants et des touristes venus de toute la région mais également point de départ des migrants. Chaque jour un peu plus, chacun se tourne le dos au point de s’éviter.

En ce jour de beau temps, les côtes calcaires britanniques sont visibles depuis la France. Trente-trois kilomètres séparent les plages des deux pays. En 2022, 45 756 migrants – soit la moitié de la population de Dunkerque – ont rejoint illégalement les côtes anglaises en traversant la Manche dans des embarcations de fortune selon les chiffres du ministère de la Défense britannique. C’est 17 230 exilés de plus qu’en 2021, un record.

Le bus d’un espoir perdu

Le long de la route départementale 601, l’arrêt de bus Puythouck à Grande-Synthe. À ce carrefour stratégique, en face de la zone commerciale, se croisent chaque jour des milliers de voyageurs et des centaines de bus qui relient toute la Côte d’Opale.

Jusqu’en novembre 2021, en face de cet arrêt de bus, environ 2 000 migrants survivaient dans le camp du Basroch.

Des exilés sortent d’un bus après avoir échoué dans leur tentative de traversée vers l’Angleterre ( Photo Zack Ajili / CFJ )

Peu avant huit heures, le DK’Bus C4 arrive à Puythouck, son terminus. Les passagers descendent. Certains filent à pas pressés pour attraper leur correspondance. D’autres tirent un cabas pour aller faire les courses hebdomadaires à Auchan.

Couette à la main, quelques passagers attirent le regard. Leurs traits tirés traduisent la fatigue d’une nuit dans le froid à attendre un éventuel départ vers la terre promise, l’Angleterre.

« Vous voulez voir la misère du monde ? Alors venez ici, prenez place ! Notre quotidien, c’est ça : des hommes, des femmes et des enfants tellement désespérés qui risquent leur vie. Et nous dans tout ça ? On ne fait rien » témoigne, la voix enrouée, un chauffeur de bus.

Sur la départementale 601, un exilé sort de la zone commerciale et se dirige vers le camp de Mardyck ( Photo Zack Ajili / CFJ )

Au pied d’un autocar, au niveau du passage piéton, nous rencontrons Afrîn, la vingtaine, un exilé kurde-irakien. « Ça fait deux semaines maintenant que je suis ici. C’est déjà la troisième fois que je tente la traversée. La météo n’est pas bonne en ce moment, mais je ne lâcherai pas, jamais ! Je n’ai pas fait tout ça pour rien, insiste-t-il. J’ai mis dix mois à arriver ici, ce n’est pas maintenant que je vais lâcher. »

Ce ne sont pas les propos tenus à l’issue du dernier sommet franco-britannique, le 10 mars dernier, qui vont calmer le jeu. 

« Nous voulons avancer de concert » dans la lutte contre l’immigration irrégulière, a déclaré le président de la République Emmanuel Macron. Tout en assurant avoir « conscience des enjeux humains qui s’y rattachent et de l’extrême sensibilité de ces sujets » a-t-il martelé.

« Nous mettons en place un nouveau centre de détention commun dans le Nord de la France, un nouveau centre de commandement avec des équipes de police […] 500 officiers supplémentaires patrouilleront sur les plages françaises, et plus de drones et de technologies de surveillance » a déclaré le Premier ministre britannique, Rishi Sunak.

En conclusion du sommet, le Royaume-Uni va verser 543 millions d’euros sur trois ans à la France pour lutter contre l’immigration illégale.

Dans un communiqué conjoint, une vingtaine d’associations actives dans les Hauts-de-France et en Normandie ont réagi fermement aux conclusions diplomatiques :  « Il est urgent de changer de politique à la frontière franco-britannique ».

Après chaque nouveau sommet européen, les migrants prennent des risques encore plus importants pour atteindre leur but. À chaque nouvelle annonce de lutte contre les traversées clandestines, l’enclavement et l’invisibilisation des exilés s’accroissent.

Une exception semble être tolérée. Un nouveau campement est en train de voir le jour à 3.5 kilomètres de l’arrêt de bus du Puythouck. Il faut 45 minutes de marche pour s’y rendre.

Mardyck, une jungle dans la ville

Aux abords d’une ligne de chemin de fer, des exilés s’entassent à quelques mètres de plusieurs sites classés Seveso seuil haut : Aliphos Dunkerque, un fabricant de phosphate, le dépôt pétrolier de Total, le plus grand en France, et Imerys Aluminates, un fabricant de ciment spéciaux. L’odeur ambiante prend au nez. 

Ils sont 500 migrants, peut-être 800, sur ce terrain vague de plusieurs hectares, propriété de Total Energies et du Grand Port de Dunkerque. L’accès à l’eau potable est inexistant. Chaque jour, une association anglaise vient remplir, à l’aide d’un camion-citerne, plusieurs récupérateurs d’eau de pluie positionnés un peu partout dans le camp.

A l’entrée de la Jungle de Mardyck, des associations viennent en aide aux exilés ( Photo Zack Ajili / CFJ )

Au sol, la boue est telle une sangsue épaisse. Il est impossible de l’éviter. Les trous dans la terre surprennent. « Il faut faire attention où vous marchez, on peut vite se faire mal ici », dit Abdi, un exilé somalien venu avec sa femme et sa fillette de vingt-trois mois. Ces trous ont été creusés par une entreprise privée lors d’une tentative d’évacuation sommaire du camp il y a quelques jours, afin d’empêcher les exilés de pouvoir installer leur abri de fortune.

Comme dans tous les campements, il y a une hiérarchie. Des groupes ethniques majoritaires contrôlent la Jungle de Mardyck : les Somaliens et les Kurdes-Irakiens.

Ils sont situés à l’entrée du camp. Ils gèrent même des commerces : sur une table, l’un d’entre eux s’est improvisé buraliste. Sous une tonnelle, une échoppe vend des sandwichs. Une ville dans la ville, comme un souvenir de la Jungle de Calais.

Les invisibles et l’amnésie calésienne

Sur le quai de la Gironde à Calais, des rochers de plusieurs centaines de kilos jonchent le sol. Les bancs ne sont plus que deux planches de bois sans assise. Calais veut tourner la page des migrants. À l’automne dernier, la maire (LR) de Calais, Natacha Bouchart se justifiait dans les colonnes de La Voix du Nord : « Ça ne me fait pas plaisir, mais que voulez-vous que je fasse ? On a tout essayé, les douches, l’aide aux repas, le conseil des migrants, le plan grand froid, la mise à l’abri des femmes et enfants, le centre Jules-Ferry. À chaque fois, ça finit pareil. Et au lieu de gérer 30 ou 50 personnes, on doit en gérer 10 000 »

A Calais, la municipalité a décidé de participer à la politique “ zéro point de fixation ” en déposant
plusieurs tonnes de cailloux ( Photos Zack Ajili / CFJ )

Grillages métalliques, barbelés blancs, toute la ville est entourée telle une forteresse, de l’autoroute A16 au port. Les camions de CRS font partie du décor. Ils patrouillent sans cesse, de jour comme de nuit.

À Calais, la route de Gravelines a longtemps été l’artère principale de la crise migratoire. Danielle qui vit là, à quelques mètres de l’ancienne Jungle, témoigne : « On a chacun notre histoire avec les migrants. C’est triste mais que voulez-vous ? On a acheté nos maisons et aujourd’hui on vit face à une prison ».

La renaturation de la Jungle de Calais vue depuis le belvédère de la zone naturelle ( Photo Zack Ajili / CFJ )

Entre 2014 et 2016, entre 9 000 et 12 000 migrants vivaient sur la zone dans des conditions de vie déplorables. Aujourd’hui il n’en est rien. La zone est devenue l’une des principales réserves naturelles de la Côte d’Opale. Des espaces naturels comparables à ceux qui avaient été détruits ont été réhabilités.

Le belvédère de la Lande offre une vue époustouflante. Les premiers résultats de la renaturation sont concrets. Ici, les exilés ont été rejetés, invisibilisés, remplacés par des volatiles, sans que les autorités n’apportent de solution à leur errance.

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